Plasticien de formation, Eric Viennot a pratiqué et enseigné pendant plusieurs années les nouveaux médias à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Il est co-fondateur et directeur de création du studio Lexis Numérique, l’un des plus importants studios indépendants français de développement de jeux vidéo.
Tout en assurant la direction de Lexis Numérique, Eric Viennot mène en parallèle un parcours d’auteur réalisateur. Créateur des aventures de l’oncle Ernest, une célèbre collection de jeux pour enfants, il est également l’auteur d
Eric Viennot est reconnu aujourd’hui comme un pionnier de la fiction transmédia.
http://ericviennot.blogs.liberation.fr/
L
A quelle distance sommes-nous de considérer le jeu vidéo comme le 10e art ?
Margherita Balzerani : Le jeu vidéo est rentré dans la culture populaire et sa popularité et sa démocratisation ne cessent pas de s’accroitre. Il y a sans doute dans le médium du jeu vidéo une matrice esthétique qui le rend différent des autres formes de création. Si cela est important en termes de légitimisation du médium on peut sans doute le considérer comme 10e art. Ce qui m’intéresse dans ma démarche de critique d
Cela dit, le jeu vidéo doit être appréhendé différemment du point de vue esthétique. En raison de sa dimension interactive la matrice émotionnelle et perceptive ont une place très importante.
Eric Viennot : Il est encore trop tôt pour le dire de manière catégorique mais le jeu vidéo a en main tous les atouts pour devenir l’art du XXI ème siècle. Comparé au cinéma, certains diront qu’on en est aux années 50. Je dirais plutôt les années 10. Même de grands game designers comme Shigeru Miyamoto [Mario, Zelda] affirment qu
EV : Le jeu a tout pour être un art accompli, parce qu’il possède sa propre spécificité par rapport aux arts antérieurs : il s’agit de l’interactivité et plus précisément de cette notion complexe qu’on appelle le gameplay autour duquel s’articule toute sa grammaire. Les jeux vidéo proposent des univers et des systèmes extrêmement riches et cohérents au travers desquels on peut interagir avec des personnages, des décors, des sons, etc... Ils font vivre au public une expérience participative et immersive qui n’a d’équivalent dans aucun autre art.
Le jeu vidéo est-il un art mineur – une sous-culture – ou un art impur, suscitant d
MB : Considérations désuètes. L’artiste japonais Takashi Murakami s
Martin Le Chevallier, Vigilance 1.0 jeu de vidéo-surveillance, 2001
l’artiste italien
Marco Cadioli, Arenae, série photo, 2003.
ou encore Benjamin Nuel, qui se réapproprie l’univers esthétique du jeu vidéo, ses logiques, son gameplay pour en faire des installations et des œuvres proches d
EV : Tout le monde sait que le cinéma est le 7e art, mais tout le monde ne sait pas quels sont les autres* (sourire). Je me suis toujours méfié de cette notion très française d’art majeur et mineur. La télévision est devenue obsolète pour la jeune génération qui l’a remplacé par Internet, les mangas et les jeux vidéo. Elle a été souvent considérée par la critique comme un art mineur, par rapport au cinéma. Et pourtant, depuis une dizaine d’années c’est à travers les séries TV qu’on a vu apparaitre ce qui se fait de plus innovant et de plus riche au niveau de la narration, à travers les séries TV américaines. A mon sens, des séries comme Six Feet Hunder, Lost, Carnivale sont des œuvres de premier plan qui n’ont pas à rougir devant de grandes oeuvres du cinéma. De la même façon je ne vois pas pourquoi certains jeux comme Zelda, GTA, Bioshock ou Mass Effectauraient à rougir devant d’autres types d’œuvres soient disant majeures. Peut-être que Super Mario ou GTA seront considérés dans 50 ou 100 ans comme les œuvres fondatrices d’une nouvelle culture, comme la Tour Eiffel, pourtant tant décriée à l’époque de sa construction par les architectes officiels, est restée comme une œuvre fondatrice.
Sa fonction ludique le place-t-il d
MB : Les français ont du mal à reconnaître la dimension ludique dans la culture, parce qu’ils sont encore trop attachés à cette conception très XIXe de l’art. Pourtant
EV : La grande force du jeu vidéo est justement de renouer avec les sensations des jeux d’enfants. Si pour certains, l’art doit être sérieux voire austère, le jeu a toujours été un élément important dans la création artistique. Ce qui est rébarbatif, ce sont les théories de certains conférenciers bavards.
Quels jeux illustrent cette idée du 10e art ?
EV : les jeux de Fumito Ueda (Shadow of the Colossus et Ico) sont des expériences incroyables, uniques, qui ne peuvent en aucun cas exister dans d’autres domaines. En ce sens, ce sont elles qui illustrent le mieux pour moi le potentiel narratif et émotionnel du jeu vidéo.
MB : J’adore Braid, qui joue avec l
Une meilleure reconnaissance des créateurs pourrait-elle appuyer cette idée ?
MB : Absolument. Le nom de l’auteur passe souvent inaperçu au générique de fin car il faut créditer ceux qui ont participé à la conception du jeu. C’est aussi lié aux éditeurs, qui gardent souvent les droits et ne laissent qu’une marge réduite aux concepteurs. Je rêve en effet d’une institution artistique, qui puisse mettre en avant ces créateurs et leurs œuvres, mais pas un Musée, qui me semble une idée plutôt inapte à mettre en valeur des œuvres participatives et dynamiques.
EV : Au cinéma, il a fallu du temps pour voir émerger la notion d’auteur. Pour les jeux vidéo, c’est pareil : on connaît davantage Mario ou Lara Croft que leurs designers. J’ajoute que ces derniers ne sont pas toujours conscients d’avoir un point de vue d’auteur.
Se considèrent-ils comme des artisans, des artistes numériques ?
MB : Lorsque Michel-Ange a peint la chapelle Sixtine, il était accompagné d
EV : Personnellement, je viens des arts plastiques et je me suis intéressé aux jeux vidéo, un monde où tout est à faire. Peut-être que le jeu vidéo permettra la naissance de nouveaux arts au pluriel, ou qu’il se divisera en plusieurs branches artistiques.
L
MB : L’œuvre d’art est ce rendez-vous inattendu que l’artiste crée pour nous donner à voir l’invisible. J’ai décidé de m
EV : Pour que les émotions passent, il faut oublier la technique. Fumito Ueda mais aussi Jenova Chen réussissent par exemple à faire passer les prouesses technologiques au second plan, pour mettre en lumière la narration, la poésie et l’émotion. Les jeux vidéo ont de supers atouts pour faire passer des émotions : l’immersion en est un qui me parait évident. Quand on incarne pendant plus de trente heures un personnage, l’empathie qu’on peut ressentir pour lui n’est pas la même que celle qu’on peut avoir pour le héros d’un film.
Ne confondons-nous pas œuvre d
MB : Le jeu vidéo est déjà de façon décomplexé les deux. En effet, la dimension interactive du jeu vidéo dépasse la représentation formelle provoquant un sentiment de délocalisation, d’ubiquité et de « rêverie diurne assistée par ordinateur »**
Le jeu vidéo propose des expériences subjectives standardisées et partagées. Sa conception industrielle et son but, le loisir, ne l’empêchent aucunement de faire parfois, œuvre de culture. Au-delà de ses reprises, il forge désormais ses propres représentations, sa grammaire et ses codes influençant la culture dans son ensemble. C’est dans les remous et les vagues de cette production du loisir que se révèlent la culture et l’art ; lorsque la marée de la consommation rassasiée se retire et laisse apparaître une œuvre ancrée dans le monde. Comme le dit Arendt, « (…) la culture concerne les objets et est un phénomène du monde. Le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par l’utilisation et l’usure.»***
Je ne suis pas contre l’idée d’une institution qui puisse mettre en valeur, sensibiliser, conserver le jeu vidéo mais à condition que ce ne soit pas le Louvre, peut être plus proche de l’idée d’un centre d’art, avec une scénographie adapté et ergonomique à la monstration de consoles accessibles et jouables et avec bien-sûr un espace de collection permanente mais associé à une surface d’exposition temporaire, modulaire et adaptable à chaque exposition.
EV : Même si ce n’est pas toujours un succès commercial, un jeu touche au moins cent mille personnes dans le monde. Une oeuvre dans une galerie ne cible souvent qu’un public élitiste. Quand j’étais dans l’art contemporain, on voyait toujours dans les vernissages les mêmes personnes. Le jeu vidéo s’adresse à un public beaucoup plus large. C’est un art populaire, au sens noble du terme.
* Selon Hegel et son Esthétique ou la philosophie de l’art (1818-1829), il s’agit de 1) l’architecture 2) la sculpture 3) la peinture 4) la musique 5) la danse 6) la poésie. Le « 7e art » est une expression proposée en 1919 par l’écrivain français Ricciotto Canudo pour désigner l
** Gaon Thomas, "Critique de la notion d’addiction au jeu vidéo" ou "soigner des jeux vidéo", Quaderni n°67. Jeu vidéo et discours. Violence, addiction, régulation, MSH-Sapientia, automne 2008, p. 33-37
*** Hannah Arendt, La crise de la culture, éditions Gallimard Folio essai, Paris 1972.