vendredi 26 mars 2010

Jeu vidéo : le dixième art ? Conversation avec Eric Viennot.

Il y a quelques semaines le magazine Standard réalisait un dossier sur le jeu vidéo comme nouvelle forme d'expression artistique. A cette occasion, on m'a demandé de répondre à une série de questions sur le sujet en même temps que Eric Viennot.

Plasticien de formation, Eric Viennot a pratiqué et enseigné pendant plusieurs années les nouveaux médias à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Il est co-fondateur et directeur de création du studio Lexis Numérique, l’un des plus importants studios indépendants français de développement de jeux vidéo.

Tout en assurant la direction de Lexis Numérique, Eric Viennot mène en parallèle un parcours d’auteur réalisateur. Créateur des aventures de l’oncle Ernest, une célèbre collection de jeux pour enfants, il est également l’auteur d'In Memoriam, premier thriller interactif à la convergence du jeu vidéo, d’Internet et du cinéma. En 2003, ce concept révolutionne le jeu d’aventure en permettant aux joueurs de participer à une enquête très réaliste dans laquelle ils incarnent leur propre rôle. Un second opus, intitulé le Dernier Rituel (Evidence aux US) est sorti en septembre 2006.

Eric Viennot est reconnu aujourd’hui comme un pionnier de la fiction transmédia.

http://ericviennot.blogs.liberation.fr/

L'interview publiée, nous avons décidé avec Eric de compléter certaines de nos réponses et de les publier sur nos blogs respectifs. La voici.

A quelle distance sommes-nous de considérer le jeu vidéo comme le 10e art ?

Margherita Balzerani : Le jeu vidéo est rentré dans la culture populaire et sa popularité et sa démocratisation ne cessent pas de s’accroitre. Il y a sans doute dans le médium du jeu vidéo une matrice esthétique qui le rend différent des autres formes de création. Si cela est important en termes de légitimisation du médium on peut sans doute le considérer comme 10e art. Ce qui m’intéresse dans ma démarche de critique d'art, c'est de faire accéder les jeunes générations à ce patrimoine, de montrer qu'il existe par ailleurs des artistes contemporains qui se l'approprient comme médium d’expression artistique. Pong, Arkanoid, Pacman ou Space Invaders sont déjà considérés comme des œuvres d'art, comme des objets faisant partie du patrimoine culturel collectif.
Cela dit, le jeu vidéo doit être appréhendé différemment du point de vue esthétique. En raison de sa dimension interactive la matrice émotionnelle et perceptive ont une place très importante.

Eric Viennot : Il est encore trop tôt pour le dire de manière catégorique mais le jeu vidéo a en main tous les atouts pour devenir l’art du XXI ème siècle. Comparé au cinéma, certains diront qu’on en est aux années 50. Je dirais plutôt les années 10. Même de grands game designers comme Shigeru Miyamoto [Mario, Zelda] affirment qu'il ne s'agit que d’un divertissement. C’est une attitude saine – cela permet de créer sans trop se prendre au sérieux. N’oublions pas que les frères Lumière ne voyaient dans le cinéma qu’un objet utilitaire. Ce n’est qu’ensuite que Méliès ou Chaplin ont pris conscience de sa portée artistique. Selon moi, on en est arrivé au même stade. On va sa doute voir arriver de jeunes game designers comme Jevova Chen (créateur de Flower sur PS3) qui ont grandi avec ce nouveau média et auront envie de le mettre au service d’une vision artistique.

Flower, Playstation 3, 2009

Quels critères catégorisent une discipline en tant qu'art ?
MB : La notion d'art est à réviser. Une œuvre d’art prend complètement les sens et dépasse la question subjective du beau. Le processus d’identification et l’interactivité donnent une dimension artistique supplémentaire au jeu vidéo. Prenez La Rotative Plaque Verre de Marcel Duchamp (1920) : c’était une machine qu'il ne définissait pas comme une œuvre d’art, mais comme une invention ; le mouvement déclenché par la rotation d’une turbine hypnotisait le spectateur. J'aime faire l’analogie avec le jeu vidéo, car celui-ci n’existe que si le joueur s’y implique.

EV : Le jeu a tout pour être un art accompli, parce qu’il possède sa propre spécificité par rapport aux arts antérieurs : il s’agit de l’interactivité et plus précisément de cette notion complexe qu’on appelle le gameplay autour duquel s’articule toute sa grammaire. Les jeux vidéo proposent des univers et des systèmes extrêmement riches et cohérents au travers desquels on peut interagir avec des personnages, des décors, des sons, etc... Ils font vivre au public une expérience participative et immersive qui n’a d’équivalent dans aucun autre art.

Le jeu vidéo est-il un art mineur – une sous-culture – ou un art impur, suscitant d'autres émotions que purement artistiques ?

MB : Considérations désuètes. L’artiste japonais Takashi Murakami s'inspire par exemple de l'esthétique manga, non pas parce qu’elle est populaire, mais parce qu'il n'y a plus de hiérarchie dans la production culturelle. Dans l’art actuel il y a de plus en plus de références à des pratiques considérées comme «sub-culturelles» ou parfois à l’esthétique vernaculaire : le tuning, le cosplay, le manga, etc. Par mes évènements, expositions ou festivals et mes écrits je soutiens des artistes qui détournent par exemple les jeux pour en faire de véritables œuvres. Pour en citer quelque uns : l’américain Cory Arcangel, avec une véritable allure d’hacker a détourné Super Mario dans une vidéo où il efface l'interface graphique pour ne laisser que des nuages, ou le français Martin Le Chevalier, qui a créé en 2001 Vigilance 1.0, au moment où le gouvernement se posait beaucoup de questions sur la sécurité,

Martin Le Chevallier, Vigilance 1.0 jeu de vidéo-surveillance, 2001

l’artiste italien Marco Cadioli, photographe, qui réalise des reportages de guerre dans des jeux comme Counter Strike,


Marco Cadioli, Arenae, série photo, 2003.

ou encore Benjamin Nuel, qui se réapproprie l’univers esthétique du jeu vidéo, ses logiques, son gameplay pour en faire des installations et des œuvres proches d'un processus d’hybridation entre image interactive et cinématographique. Benjamin Nuel, un ovni dans le panorama de l’art contemporain, que j’aime bien définir "David Lynch du jeu vidéo", un des premiers jeunes artistes français qui, à la sortie du Fresnoy, après avoir réalisé l’Hôtel, un jeu vidéo, décide d’en faire une série télé. Je collabore en parallèle et dans d’autres manifestations avec des éditeurs de jeu vidéo pour mettre en avant l’aspect esthétique de certaines leurs sorties.

Benjamin Nuel, l'Hotel, jeu vidéo, Le Fresnoy, 2008.

EV : Tout le monde sait que le cinéma est le 7e art, mais tout le monde ne sait pas quels sont les autres* (sourire). Je me suis toujours méfié de cette notion très française d’art majeur et mineur. La télévision est devenue obsolète pour la jeune génération qui l’a remplacé par Internet, les mangas et les jeux vidéo. Elle a été souvent considérée par la critique comme un art mineur, par rapport au cinéma. Et pourtant, depuis une dizaine d’années c’est à travers les séries TV qu’on a vu apparaitre ce qui se fait de plus innovant et de plus riche au niveau de la narration, à travers les séries TV américaines. A mon sens, des séries comme Six Feet Hunder, Lost, Carnivale sont des œuvres de premier plan qui n’ont pas à rougir devant de grandes oeuvres du cinéma. De la même façon je ne vois pas pourquoi certains jeux comme Zelda, GTA, Bioshock ou Mass Effectauraient à rougir devant d’autres types d’œuvres soient disant majeures. Peut-être que Super Mario ou GTA seront considérés dans 50 ou 100 ans comme les œuvres fondatrices d’une nouvelle culture, comme la Tour Eiffel, pourtant tant décriée à l’époque de sa construction par les architectes officiels, est restée comme une œuvre fondatrice.

Sa fonction ludique le place-t-il d'emblée hors-jeu dans la course à devenir le 10 art ?

MB : Les français ont du mal à reconnaître la dimension ludique dans la culture, parce qu’ils sont encore trop attachés à cette conception très XIXe de l’art. Pourtant Marcel Duchamp, l’un des artistes les plus ironiques, est français. Les univers populaires comme le tuning ou le cosplay intéressent bon nombre d’artistes qui ont compris l’importance du ludique comme source d’inspiration

EV : La grande force du jeu vidéo est justement de renouer avec les sensations des jeux d’enfants. Si pour certains, l’art doit être sérieux voire austère, le jeu a toujours été un élément important dans la création artistique. Ce qui est rébarbatif, ce sont les théories de certains conférenciers bavards.

Quels jeux illustrent cette idée du 10e art ?

EV : les jeux de Fumito Ueda (Shadow of the Colossus et Ico) sont des expériences incroyables, uniques, qui ne peuvent en aucun cas exister dans d’autres domaines. En ce sens, ce sont elles qui illustrent le mieux pour moi le potentiel narratif et émotionnel du jeu vidéo.

MB : J’adore Braid, qui joue avec l'élasticité du temps. Flower offre une expérience singulière et poétique. Enfin Rez, que j’ai exposé il y a deux ans au Festival du jeu vidéo à Paris, me semble être un exemple intéressant en termes d’exploration esthétique et musicale du jeu vidéo.

Une meilleure reconnaissance des créateurs pourrait-elle appuyer cette idée ?

MB : Absolument. Le nom de l’auteur passe souvent inaperçu au générique de fin car il faut créditer ceux qui ont participé à la conception du jeu. C’est aussi lié aux éditeurs, qui gardent souvent les droits et ne laissent qu’une marge réduite aux concepteurs. Je rêve en effet d’une institution artistique, qui puisse mettre en avant ces créateurs et leurs œuvres, mais pas un Musée, qui me semble une idée plutôt inapte à mettre en valeur des œuvres participatives et dynamiques.

EV : Au cinéma, il a fallu du temps pour voir émerger la notion d’auteur. Pour les jeux vidéo, c’est pareil : on connaît davantage Mario ou Lara Croft que leurs designers. J’ajoute que ces derniers ne sont pas toujours conscients d’avoir un point de vue d’auteur.

Se considèrent-ils comme des artisans, des artistes numériques ?

MB : Lorsque Michel-Ange a peint la chapelle Sixtine, il était accompagné d'un atelier appelé la Bottega. On peut faire l’analogie avec un atelier de la Renaissance : pour concevoir un jeu, un artiste s'occupe du dessin, un autre de la musique, un autre du gameplay, etc. La question de l’artiste ou de l’art numérique me dérange. C'est comme si on disait de Léonard ou Michel-Ange qu’ils étaient des artistes sculpturaux ou picturaux. L’expression de l’artiste va au-delà du média.

EV : Personnellement, je viens des arts plastiques et je me suis intéressé aux jeux vidéo, un monde où tout est à faire. Peut-être que le jeu vidéo permettra la naissance de nouveaux arts au pluriel, ou qu’il se divisera en plusieurs branches artistiques.

L'œuvre d'art est liée aux émotions qu'elle suscite chez le public. Où en est le jeu vidéo ?

MB : L’œuvre d’art est ce rendez-vous inattendu que l’artiste crée pour nous donner à voir l’invisible. J’ai décidé de m'occuper du jeu vidéo en tant que commissaire d’exposition et critique d’art après avoir joué à Ico. Lorsque j'ai senti le cœur de la jeune fille battre par les vibrations de la manette, j'en ai pleuré. Je percevais pour la première fois, face un jeu vidéo, ce même sentiment éprouvé auparavant en étant étudiante dans les musées face aux œuvres de Füssli, Caravage, Friedrich, Boch, ce sentiment proche du spleen ou de la mélancolie. Le terrain du jeu comme expérience esthétique, proche des troubles du voyageur, ces expériences que Stendhal avait vécu jusqu’au vertige, lors de son voyage en Italie. J’ai eu alors envie de partager cette même émotion avec le public.

EV : Pour que les émotions passent, il faut oublier la technique. Fumito Ueda mais aussi Jenova Chen réussissent par exemple à faire passer les prouesses technologiques au second plan, pour mettre en lumière la narration, la poésie et l’émotion. Les jeux vidéo ont de supers atouts pour faire passer des émotions : l’immersion en est un qui me parait évident. Quand on incarne pendant plus de trente heures un personnage, l’empathie qu’on peut ressentir pour lui n’est pas la même que celle qu’on peut avoir pour le héros d’un film.

Ne confondons-nous pas œuvre d'art et loisir culturel ?

MB : Le jeu vidéo est déjà de façon décomplexé les deux. En effet, la dimension interactive du jeu vidéo dépasse la représentation formelle provoquant un sentiment de délocalisation, d’ubiquité et de « rêverie diurne assistée par ordinateur »**

Le jeu vidéo propose des expériences subjectives standardisées et partagées. Sa conception industrielle et son but, le loisir, ne l’empêchent aucunement de faire parfois, œuvre de culture. Au-delà de ses reprises, il forge désormais ses propres représentations, sa grammaire et ses codes influençant la culture dans son ensemble. C’est dans les remous et les vagues de cette production du loisir que se révèlent la culture et l’art ; lorsque la marée de la consommation rassasiée se retire et laisse apparaître une œuvre ancrée dans le monde. Comme le dit Arendt, « (…) la culture concerne les objets et est un phénomène du monde. Le loisir concerne les gens et est un phénomène de la vie. Un objet est culturel selon la durée de sa permanence ; son caractère durable est l’exact opposé du caractère fonctionnel, qualité qui le fait disparaître à nouveau du monde phénoménal par l’utilisation et l’usure.»***

Je ne suis pas contre l’idée d’une institution qui puisse mettre en valeur, sensibiliser, conserver le jeu vidéo mais à condition que ce ne soit pas le Louvre, peut être plus proche de l’idée d’un centre d’art, avec une scénographie adapté et ergonomique à la monstration de consoles accessibles et jouables et avec bien-sûr un espace de collection permanente mais associé à une surface d’exposition temporaire, modulaire et adaptable à chaque exposition.

EV : Même si ce n’est pas toujours un succès commercial, un jeu touche au moins cent mille personnes dans le monde. Une oeuvre dans une galerie ne cible souvent qu’un public élitiste. Quand j’étais dans l’art contemporain, on voyait toujours dans les vernissages les mêmes personnes. Le jeu vidéo s’adresse à un public beaucoup plus large. C’est un art populaire, au sens noble du terme.

* Selon Hegel et son Esthétique ou la philosophie de l’art (1818-1829), il s’agit de 1) l’architecture 2) la sculpture 3) la peinture 4) la musique 5) la danse 6) la poésie. Le « 7e art » est une expression proposée en 1919 par l’écrivain français Ricciotto Canudo pour désigner l'art cinématographique. Par extension on a considéré la photographie comme le 8ème et la BD comme le neuvième. Le jeu vidéo serait donc le 10ème art.

** Gaon Thomas, "Critique de la notion d’addiction au jeu vidéo" ou "soigner des jeux vidéo", Quaderni n°67. Jeu vidéo et discours. Violence, addiction, régulation, MSH-Sapientia, automne 2008, p. 33-37

*** Hannah Arendt, La crise de la culture, éditions Gallimard Folio essai, Paris 1972.

dimanche 7 mars 2010

LE CORPS UTOPIQUE, Michel Foucault


Ghost in the shell: Naissance de Motoko
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LE CORPS UTOPIQUE,

Michel Foucault, conférence radiophonique du 7 décembre 1966, France Culture.

Ce lieu que Proust, doucement, anxieusement, vient occuper de nouveau à chacun de ses réveils, à ce lieu-là, dès que j'ai les yeux ouverts, je ne peux plus échapper. Non pas que je sois par lui cloué sur place - puisque après tout je peux non seulement bouger et remuer, mais je peux le bouger, le remuer,le changer de place -, seulement voilà : je ne peux pas me déplacer sans lui ; je ne peux pas le laisser là où il est pour m'en aller, moi, ailleurs. Je peux bien aller au bout du monde, je peux bien me tapir, le matin, sous mes couvertures, me faire aussi petit que je pourrais, je peux bien me laisser fondre au soleil sur la plage, il sera toujours là où je suis. il est ici irréparablement, jamais ailleurs. Mon corps, c'est le contraire d'une utopie, ce qui n'est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d'espace avec lequel, au sens strict, je fais corps.
Mon corps, topie impitoyable. Et si, par bonheur, je vivais avec lui dans une sorte de familiarité usée, comme avec une ombre, comme avec ces choses de tous les jours que finalement je ne vois plus et que a vie a passées à la grisaille ; comme avec ces cheminées, ces toits qui moutonnent chaque soir devant ma fenêtre ? Mais tous les matins, même présence, même blessure ; sous mes yeux se dessine l'inévitable image qu'impose le miroir : visage maigre, épaules voutées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas beau. Et c'est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n'aime pas, qu'il va falloir me montrer et me promener ; à travers cette grille qu'il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau, croupir. Mon corps, c'est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c'et contre lui et pour l'effacer qu'on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de l'utopie, la beauté, l'émerveillement de l'utopie, à quoi sont-ils dus ? L'utopie, c'est un lieu hors de tous les lieux, mais c'est un lieu où j'aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l'utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le coeur des hommes, ce soit précisément l'utopie d'un corps incorporel. Le pays des fées, le pays des lutins, des génies, des magiciens, eh bien, c'est le pays où les blessures guérissent avec un baume merveilleux le temps d'un éclair, c'est le pays où l'on peut tomber d'une montagne et se relever vivant, c'est le pays où on est visibles quand on veut, invisible quand on le désire. S'il y a un pays féerique, c'est bien pour que j'y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des oursons. Mais il y a aussi une utopie qui est faite pour effacer les corps. Cette utopie, c'est le pays des morts, ce sont les grandes cités utopiques que nous a laissées la civilisation égyptienne. Les momies, après tout, qu'est-ce que c'est ? C'est l'utopie du corps nié et transfiguré. La momies, c'est le grand corps utopique qui persiste à travers le temps. Il y a eu aussi les masques d'or que la civilisation mycénienne posait sur les visages des rois défunts : utopie de leurs corps glorieux, puissants, solaires, terreur des armées. Il y a eu les peintures et les sculptures des tombeaux ; les gisants, qui depuis le Moyen Age prolongent dans l'immobilité une jeunesse qui ne passera plus. Il y a maintenant, de nos jours, ces simples cubes de marbre, corps géométrisés par la pierre, figures régulières et blanches sur le grand tableau noir des cimetières. et dans cette cité d'utopie des morts, voilà que mon corps devient solide comme une chose, éternel comme un dieu.
Mais peut-être la plus obstinée, la plus puissante de ces utopies par lesquelles nous effaçons la triste topologique du corps, c'est le grand mythe de l'âme qui nous la fournit depuis le fond de l'histoire occidentale. L'âme fonctionne dans mon corps d'une façon bien merveilleuse. Elle y loge, bien sûr, mais elle sait bien s'en échapper : elle s'en échappe pour voir les choses, à travers les fenêtres de mes yeux, elle s'en échappe pour rêver quand je dors, pour survivre quand je meurs. Elle est belle, mon âme, elle est pure, elle est blanche ; et si mon corps boueux - en tout cas pas très propre - vient à la salir, il y aura bien une vertu, il y aura bien une puissance, il y aura bien mille gestes sacrés qui la rétabliront dans sa pureté première. Elle durera longtemps, mon âme, et plus que longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir. Vive mon âme ! C'est mon corps lumineux, purifié, vertueux, agile, mobile, tiède, frais ; c'est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une bulle de savon.
Et voilà ! Mon corps, par la vertu de toutes ces utopies, a disparu. Il a disparu comme la flamme d'une bougie qu'on souffle. L'âme, les tombeaux, les génies et les fées ont fait man basse sur lui, l'ont fait disparaître en un tourne-main, ont soufflé sur sa lourdeur, sur sa laideur, et me l'ont restitué éblouissant et perpétuel.
Mais mon corps, à vrai dire, ne se laisse pas réduire si facilement. Il a, après tout, lui-même, ses ressources propre et fantastique ; il en possède, lui aussi, des lieux sans lieu et des lieux plus profonds, plus obstinés encore que l'âme, que le tombeau, que l'enchantement des magiciens. Il a ses caves et ses greniers, il a ses séjours obscurs, il a ses plages lumineuses. Ma tête, par exemple, ma tête : quelle étrange caverne ouverte sur le monde extérieur par deux fenêtres, deux ouvertures, j'en suis bien sûr, puisque je les vois dans le miroir ; et puis, je peux fermer l'une ou l'autre séparément. Et pourtant, il n'y en a qu'une seule, de ces ouvertures, car je ne vois devant moi qu'un seul paysage, continu, sans cloison ni coupure. Et dans cette tête, comment est-ce que les choses se passent ? Eh bien, les choses viennent à se loger en elle. Elles y entrent - et ça, je suis bien sûr que les choses entrent dans ma tête quand je regarde, puisque le soleil, quand il est trop fort et m'éblouit, va déchirer jusqu'au fond de mon cerveau -, et pourtant ces choses qui entrent dans ma tête demeurent bien à l'extérieur, puisque je les vois devant moi et que, pour les rejoindre, je dois m'avancer à mon tour.
Corps incompréhensible, corps pénétrable, et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique. Corps absolument visible, en un sens : je sais très bien ce que c'est qu'être regardé par quelqu'un de la tête aux pieds, je sais ce que c'est qu'être épié par-derrière, surveillé par-dessus l'épaule, surpris quand je m'y attends, je sais ce qu'est être nu ; pourtant, ce même corps qui est si visible, il est retiré, il est capté par une sorte d'invisibilité de laquelle je ne peux le détacher. Ce crâne, ce derrière de mon crâne que je peux tâter, là, avec mes doigts, mais voir, jamais ; ce dos, que je sens appuyé contre la poussée du matelas sur le divan, quand je suis allongé, mais que je ne surprendrai que par la ruse d'un miroir ; et qu'est-ce que c'est que cette épaule, dont je connais avec précision les mouvements et les positions, mais que je ne saurai jamais voir sans me contourner affreusement. Le corps, fantôme qui n'apparaît qu'au mirage des miroirs, et encore, d'une façon fragmentaire. Est-ce que vraiment j'ai besoin des génies et des fées, et de la mort et de l'âme, pour être à la fois indissociablement visible et invisible ? Et puis, ce corps, il est léger, il est transparent, il est impondérable ; rien n'est moins chose que lui : il court, il agit, il vit, il désire, il se laisse traverser sans résistances par toutes mes intentions. Hé oui ! Mais jusqu'au jour où j'ai mal, où se creuse la caverne de mon ventre, où se bloquent, où s'engorgent, où se bourrent d'étoupe ma poitrine et ma gorge. Jusqu'au jour où s'étoile au fond de ma bouche le mal aux dents. Alors, alors là, je cesse d'être léger, impondérable, etc. ; je deviens chose, architecture fantastique et ruinée.
Non, vraiment, il n'est pas besoin de magie ni de féerie, il n'est pas besoin d'une âme ni d'une mort pour que je sois à la fois opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose : pour que je sois utopie, il suffit que je sois uncorps. Toutes ces utopies par lesquelles j'esquivais mon corps, elles avaient tout simplement leur modèle et leur point premier d'application, elles avaient leur lieu d'origine dans mon corps lui-même. J'avais bien tort, tout à l'heure, de dire que les utopies étaient tournées contre le corps et destinées à l'effacer : elles sont nées du corps lui-même et ses ont peut-être ensuite retournées contre lui.
En tout cas, il y a une chose certaine, c'est que le corps humain est l'acteur principal de toutes les utopies. Après tout, une des plus vieilles utopies que les hommes ses ont racontées à eux-mêmes, n'est-ce pas le rêve de corps immenses, démesurés, qui dévoreraient l'espace et maîtriseraient le monde ? C'est la vieille utopie de géants, qu'on trouve au coeur de tant de légendes, en Europe, en Afrique, en Océanie, en Asie ; cette vieille légende qui a si longtemps nourri l'imagination occidentale, de Prométhée à Gulliver.
Le corps aussi est un grand acteur utopique, quand il s'agit des masques, du maquillage et du tatouage. Se masquer, se maquiller, se tatouer, ce n'est pas exactement, comme on pourrait se l'imaginer, acquérir un autre corps, simplement un peu plus beau, mieux décoré, plus facilement reconnaissable ; se tatouer, se maquiller, se masquer, c'est sans doute tout autre chose, c'est faire entrer le corps en communication avec des pouvoirs secrets et des forces invisibles. Le masque, le signe tatoué, le fard dépose sur le corps tout un langage : tout un langage énigmatique, tout un langage chiffré, secret, sacré, qui appelle sur ce même corps la violence du dieu, la puissance sourde du sacré ou la vivacité du désir. Le masque, le tatouage, le fard placent le corps dans un autre espace, ils le font entrer dans un lieu qui n'a pas de lieu directement dans le monde, ils font de ce corps un fragment d'espace imaginaire qui va communiquer avec l'univers des divinités ou avec l'univers d'autrui. On sera saisi par les dieux ou on sera saisi par la personne qu'on vient de séduire. En tout cas, le masque, le tatouage, le fard sont des opérations par lesquelles le corps est arraché à son espace propre et projeté dans un autre espace.
Ecoutez par exemple ce conte japonais et la manière dont un tatoueur fait passer dans un univers qui n'est pas le nôtre le corps de la jeune fille qu'il désire : Le soleil dardait ses rayons sur la rivière et incendiait la chambre aux sept nattes. Ses rayons réfléchis sur la surface de l'eau formaient un dessin de vagues dorées sur le papier des paravents et sur le visage de la jeune fille profondément endormie. Seikichi, après avoir tiré les cloisons, prit en mains ses outils de tatouage. Pendant quelques instants, il demeura plongé dans une sorte d'extase. C'est à présent qu'il goûtait pleinement l'étrange beauté de la jeune fille. Il lui semblait qu'il pouvait rester assis devant ce visage immobile pendant des dizaines et des centaines d'années sans jamais ressentir ni fatigue ni ennui. Comme le peuple de Memphis embellissait jadis la terre magnifique d'Egypte de pyramides et de sphynx, ainsi Seikichi de tout son amour voulut embellir de son dessin la peau fraîche de la jeune fille. Il lui appliqua aussitôt la pointe de ses pinceaux de couleur tenus entre le pouce, l'annulaire et le petit doigt de la main gauche, et à mesure que les lignes étaient dessinées, il les piquait de son aiguille tenue de la main droite.
Et si on songe que le vêtement sacré, ou profane, religieux ou civil fait entrer l'individu dans l'espace clos du religieux ou dans le réseau invisible de la société, alors on voit que tout ce qui touche au corps - dessin, couleur, diadème, tiare, vêtement, uniforme -, tout cela fait épanouir sous une forme sensible et bariolée les utopies scellées dans le corps.
Mais peut-être faudrait-il descendre encore au-dessous du vêtement, peut-être faudrait-il atteindre la chair elle-même, et alors on verrait que dans certains cas, à la limite, c'est le corps lui-même qui retourne contre soi son pouvoir utopique et fait entrer tout l'espace du religieux et du sacré, tout l'espace de l'autre monde, tout l'espace du contre-monde, à l'intérieur même de l'espace qui lui est réservé. Alors, le corps, dans sa matérialité, dans sa chair, serait comme le produit de ses propres fantasmes. Après tout, est-ce que le corps du danseur n'est pas justement un corps dilaté selon tout un espace qui lui est intérieur et extérieur à la fois ? Et les drogués aussi, et les possédés ; les possédés, dont le corps devient enfer ; les stigmatisés, dont le corps devient souffrance, rachat et salut, sanglant paradis.
J'étais sot, vraiment, tout à l'heure, de croire que le corps n'était jamais ailleurs, qu'il était un ici irrémédiable et qu'il s'opposait à toute utopie.
Mon corps, en fait, il est toujours ailleurs, il est lié à tous les ailleurs du monde, et à vrai dire il est ailleurs que dans le monde. Car c'est autour de lui que les choses sont disposées, c'est par rapport à lui - et par rapport à lui comme par rapport à un souverain - qu'il y a un dessus, un dessous, une droite, une gauche, un avant, un arrière, un proche, un lointain. Le corps est le point zéro du monde, là où les chemins et les espaces viennent se croiser le corps n'est nulle part : il est au coeur du monde ce petit noyau utopique à partir duquel je rêve, je parle, j'avance, j'imagine, je perçois les choses en leur place et je les nie aussi par le pouvoir indéfini des utopies que j'imagine. Mon corps est comme la Cité du Soleil, il n'a pas de lieu, mais c'est de lui que sortent et que rayonnent tous les lieux possibles, réels ou utopiques.
Après tout, les enfants mettent longtemps à savoir qu'ils ont un corps. Pendant des mois, pendant plus d'une année, ils n'ont qu'un corps dispersé, des membres, des cavités, des orifices, et tout ceci ne s'organise, tout ceci ne prend littéralement corps que dans l'image du miroir. D'une façon plus étrange encore, les Grecs d'Homère n'avaient pas de mot pour désigner l'unité du corps. Aussi paradoxal que ce soit, devant Troie, sous les murs défendus par Hector et ses compagnons, il n'y avait pas de corps, il y avait des bras levés, il y avait des poitrines courageuses, il y avait des jambes agiles, il y avait des casques étincelants au-dessus des têtes : il n'y avait pas de corps. Le mot grec qui veut dire corps n'apparaît chez Homère que pour désigner le cadavre. C'est ce cadavre, par conséquent, c'est le cadavre et c'est le miroir qui nous enseignent (enfin, qui ont enseigné aux Grecs et qui enseignent maintenant aux enfants) que nous avons un corps, que ce corps a une forme, que cette forme a un contour, que dans ce contour il y a une épaisseur, un poids ; bref, que le corps occupe un lieu. C'est le miroir et c'est le cadavre qui assignent un espace à l'expérience profondément et originairement utopique du corps ; c'est le miroir et c'est le cadavre qui font taire et apaisent et ferment sur une clôture - qui est maintenant pour nous scellée - cette grande rage utopique qui délabre et volatilise à chaque instant notre corps. C'est grâce à eux, c'est grâce au miroir et au cadavre que notre corps n'est pas pure et simple utopie. Or, si l'on songe que l'image du miroir est logée pour nous dans un espace inaccessible, et que nous ne pourrons jamais être là où sera notre cadavre, si l'on songe que le miroir et le cadavre sont eux-mêmes dans un un invincible ailleurs, alors on découvre que seules des utopies peuvent refermer sur elles-mêmes et cacher un instant l'utopie profonde et souveraine de notre corps.
Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l'amour, c'est sentir son corps se refermer sur soi, c'est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l'autre. Sous les doigts de l'autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l'autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. L'amour, lui aussi, comme le miroir et comme la mort, apaise l'utopie de votre corps, il la fait taire, il la calme, il l'enferme comme dans une boîte, il la clôt et il la scelle. C'est pourquoi il est si proche parent de l'illusion du miroir et de la menace de la mort ; et si malgré ces deux figures périlleuses qui l'entourent, on aime tant faire l'amour, c'est parce que dans l'amour le corps est ici.
Michel Foucault
le Corps utopique / 1966
Conférence radiophonique sur France-Culture